Poste de radio, Fada Radio Limited
La radio a un impact considérable sur la diversification et l’accessibilité de la chanson populaire, aussi bien anglophone que francophone. Jusqu’en 1929, une même fréquence radio pouvait être attribuée à différentes stations qui se partageaient les heures et les jours! Autrement dit, en syntonisant un même poste, on pouvait entendre une émission en anglais, ou en français, selon l’heure ou la journée. Les Canadiens français ont donc facilement accès à la musique anglophone, surtout celle des États-Unis, car plusieurs émissions américaines sont achetées et rediffusées au Canada. La traduction et l’adaptation de succès américains (notamment des music-halls de Broadway, la grande artère du « showbusiness » à New York) apparaissent aux producteurs comme un moyen efficace de s’enrichir. En même temps, ils offrent au public une alternative francophone qui favorise le développement de l’industrie musicale canadienne-française.
Albert Marier
La chanson de charme, ou crooning, devient à la mode au milieu des années 1920. Ce style musical apparaît lorsqu’on passe à l’enregistrement électrique effectué à l’aide d’un microphone, qui permet de capter les intonations douces des chanteurs de charme sans perdre une seule note1. Certains chanteurs vont exploiter cette innovation technique et développer un timbre vocal suave et doux, dans un ton charmeur et romantique, d’où l’appellation « chanteur de charme ».
Un des premiers chanteurs de charme à se produire à la radio et à endisquer en français est Albert Marier (1895-1971). Il signe un contrat avec Starr en 1928, par les bons soins de son gérant et ami Roméo Beaudry. Marier enregistre un grand nombre de traductions adaptées par Beaudry et des chansons originales écrites également par Beaudry, ainsi que par d’autres auteurs-compositeurs. Albert Marier est probablement l’artiste montréalais qui a enregistré le plus grand nombre de chansons sur disque dans les années 1920 et 1930, soit près de 200 titres! C’est un interprète typique de l’époque, comparable à ceux qui font carrière aux États-Unis et dans le reste du Canada. Son répertoire est fait d’œuvres écrites et composées par les nouveaux professionnels de la chanson populaire.
Soupe populaire pour les pauvres - file d'attente à l'extérieur, Montréal (QC),1931
Albert Marier est l’un des rares chanteurs à poursuivre sa carrière durant la Grande Dépression de 1929-1939. À cette époque, le Québec présente le plus haut taux de chômage au Canada. La mortalité infantile est très élevée, surtout à Montréal, et bien des gens vivent dans la misère. Cette conjoncture difficile se répercute sur l’industrie du disque partout en Occident. Au Canada, seules les compagnies RCA-Victor et Compo survivent à cette grave crise économique grâce aux ventes de disques de Mary Bolduc et d’Albert Marier. Ces exceptions reflètent le besoin de se divertir, d’oublier, de faire place au rêve. Elles confirment également le statut de vedettes qu’acquièrent déjà certains artistes.
À cette époque, l’élite intellectuelle et le clergé canadiens-français sont inquiets de voir l’influence américaine envahir la province de Québec, notamment par le biais de la radio2. Ils ne voient pas d’un bon œil les traductions de chansons américaines qui transforment la culture traditionnelle canadienne-française, même si elles sont en français. Les très populaires chansons originales de Mary Bolduc semblent également trop américaines à leur goût, sans compter que la langue populaire qu’elle utilise, ainsi que d’autres chanteurs, encourage la dévalorisation du bon parler français. Enfin, on associe la voix et le style efféminés des chanteurs de charme aux dangers de l’homosexualité.
Chantez la Bonne Chanson, La Bonne Chanson,
troisième album, 1940, p.139.
De 1937 à 1955, l’Église catholique tente de lutter contre ces courants qu’elle juge dangereux et immoraux en proposant un répertoire de chansons, sélectionnées avec soin par l’abbé Charles-Émile Gadbois. Elle présente justement ce répertoire sous le titre général : « La Bonne Chanson ». Après la recommandation du Conseil de l'instruction publique du Québec en 1938, La Bonne Chanson est enseignée dans toutes les écoles du Québec. Ces chansons traditionnelles épurées de tout contenu controversé, enrichi de nouvelles chansons d’inspiration traditionnelle composées par des prêtres, vise à transmettre les valeurs familiales et catholiques. La Bonne Chanson connaîtra un vif succès, sans doute le seul de l’Église catholique en matière de musique populaire, dans toutes les communautés canadiennes-françaises au Canada et même aux Etats-Unis!
Dans le but de contrer l'influence de la chanson anglophone, Jacques Normand (1922-1998) anime dès 1935 une émission de radio (à la station CKVL) afin de promouvoir la chanson et la chansonnette françaises. Cet effort se poursuivra à son cabaret Le Faisan doré à la fin des années 1940 et dans les années 1950. Mentionnons également les très populaires Variétés Lyriques fondées à Montréal en 1936 par Lionel Daunais et Charles Goulet, qui misent davantage sur un répertoire de chansonnette et d’opérette française.